Eric Sagan
17 mins ·
Ami gilet jaune, alors que tu t'apprêtes à un nouvel acte dont le numéro n'a plus aucun sens, si ce n'est celui de démontrer une inefficacité devenue grotesque, j'ai souhaité t'adresser cette lettre.
Ami gilet jaune, j’ai longuement discuté avec toi. Et j’ai compris que tu veux, sincèrement, faire de la Terre un monde meilleur. Personne ne peut t’enlever ça.
Ami gilet jaune, je t’envie parfois de croire à ce monde simpliste que tu penses avoir découvert depuis que tu as réalisé que la société humaine n'était pas parfaite, qu'il existait quelques rares très, très riches, et beaucoup, beaucoup, de très pauvres.
Dans ton monde, les choses sont simples. La population se décompose en trois catégories bien identifiées :
1) Les gilets jaunes [synonyme : le peuple] : par définition, les citoyens éveillés, ceux qui ont « les yeux ouverts », qui ont pris la pilule rouge, à qui les arcanes de ce monde ont été révélées. Le peuple autoproclamé.
2) Les moutons, comme tu les appelles : l'essentiel de la population, esclaves bisounours manipulés se laissant docilement conduire à l’abattoir. Dès qu'ils s'éveilleront à la Vérité, grâce aux révélations éclairées des gilets jaunes visionnaires, ils rejoindront « le peuple en colère ».
3) Les « élites », « l'oligarchie », « les sachants », les « puissants », forcément alliés de la « Macronie », de la « dictature », et tous ceux qui les servent : les forces de l’ordre, les « collabos », les « lèches-bottes »...
Il y a aussi les traîtres : ceux qui ont eu l’audace de sortir une tête du troupeau jaune, de questionner en interne la cohérence, la violence, ou la crédibilité d'un mouvement relayant autant de fake news et de théories ridicules. Sans oublier les menaces de morts à l'encontre de ceux ayant eu le malheur de se proposer porte-parole, leader, ou de prendre des responsabilités significatives. Un gilet jaune n’a pas de leader. Il exècre toute hiérarchie. Mais il adore se fier à des inconnus et en faire des gourous. Et dès qu’un gourou devient trop écouté, qu’on pourrait le soupçonner de leadership, il est aussitôt honni et condamné par un nouveau gourou sorti de l’anonymat.
Comment appelle-t-on ces animaux crédules qui se déplacent en bande, sans leader, qui n’aiment pas ceux qui s'écartent du troupeau ? Des moutons ? Oui, mais tu es aussi enragé, tu mords, tu piétines, tu brûles ce qui se trouve sur le chemin de ta juste colère. Des hyènes ? Des moutons enragés ? Tu vois, non, ce n'est pas très intelligent de caricaturer les gens avec des images d'animaux.
Cette rage a atteint un tel degré que beaucoup ont débranché leur cerveau. La preuve ? Un des principaux groupes d’influence jaune actuel, regroupant plus de 200 000 membres sur Facebook, a fait le choix de s'appeler « Cerveaux non disponibles ». Quel plus bel aveu que d'assumer débrancher son cerveau pour se laisser porter par sa colère ?
En réalité, tu as fait le choix d'ouvrir ton cerveau exclusivement à ce qui va dans ton sens. Un de tes slogans : « il n’y a pas plus aveugle que celui qui refuse de voir la réalité ». Si, il y a plus aveugle : celui qui refuse de voir autre chose que SA réalité.
Beaucoup vivent désormais dans une bulle artificielle, étanche aux pensées dissidentes, un monde parallèle n’accordant de crédit qu'à ce qui provient de ce même monde, shootés aux réseaux sociaux et ne partageant que ce qui conforte leurs croyances, appelant « fake news » ce qui ne les arrange pas, et « vérité » ce qui renforce leurs convictions.
Les fanatiques religieux exploitent les mêmes constructions mentales : « Les aveugles qui refusent notre Vérité vivent dans un monde d’illusion ». Mêmes appels à une croisade purificatrice contre les mécréants, appels à la violence et au terrorisme compris.
Mêmes appels à la vengeance des martyrs, entraînant en retour de nouvelles violences, et donc de nouveaux martyrs. Cercle vicieux de la violence.
Quel filtre jaune permet de distinguer la vérité d'une « fake news » ? Si ça permet d’attaquer Macron, si c’est un masque Anonymous ou un inconnu qui s’exprime c’est probablement vrai. Si c’est BFM, ou le Monde (en langage jaune, les « merdias »), c’est probablement faux. Sauf si ça permet d’attaquer Macron. Imparable. Avec un tel filtre, on devient perméable à toutes les conneries, à toutes les manipulations.
Conséquence : peu de mouvements ont véhiculé autant de théories de complot ridicules, de raisonnements débiles, de dénonciations loufoques que celui des gilets jaunes. Florilège : FlyRider, un des « leaders » des premiers jours, annonçant qu’il détenait des informations qui allaient déclencher une guerre mondiale s’il les révélait ; la fusillade de Strasbourg, l’incendie de Notre-Dame ont été commandités par Macron afin de détourner l’attention de l’opinion des gilets jaunes ; même les attaques de drones en Arabie Saoudite par des rebelles yéménites furent dénoncées sur des groupes jaunes comme manipulées par des sbires de Macron…
Sans exagérer, toutes les théories du complot de ces deux dernières années, sans exception, ont été reprises par des gilets jaunes.
Tes comptes Facebook ou Twitter déclinent toutes les techniques issues de la propagande. C’est-à-dire exactement les mêmes techniques que celles que tu dénonces chez tes adversaires, en pire : exploitation de la peur ; fake news ; caricatures outrancières ; images et propos détournés de leur contexte ; sophismes ; slogans simplistes ; attaques gratuites sur le physique, l'origine, la sexualité ; techniques grossières d’incitation au partage (« ne pas passer devant cette vidéo sans la partager avant qu’elle ne soit censurée ») ; dénonciations haineuses (publication de photos d’opposants supposés avec appels au lynchage)…
Des méthodes de propagande n’ayant rien à envier à ce qui s’est fait de mieux – ou de pire – dans l’histoire de l’humanité.
Depuis la fin des heures glorieuses de 2018, le gilet jaune surestime systématiquement son importance et sa représentativité. Il trouve mille raisons pour justifier ou contester que seul un pourcentage infime de la population continue de s'associer à ses actions : cela ne l'empêchera jamais de s'auto-persuader qu'il représente le peuple. Il est égocentrique et paranoïaque : les complots sont forcément dirigés contre lui. Exemple du jour : si l'état interdit les déplacements à plus de 100 km, c'est pour empêcher les manifestations gilets jaunes sur Paris...
On pourrait m’objecter que, volontairement, je ne regarde que les dérapages outranciers, que j’occulte les réflexions intelligentes, respectueuses, constructives. Heureusement qu’il en existe ! Mais comme ce mouvement a fait le choix de n’avoir aucun cadre, d’accorder autant de place à la parole du premier imbécile venu qu’aux raisonnements intelligents, à la vérité qu'aux mensonges, au pacifisme qu'à la violence, puis de régurgiter le tout, le résultat est une forme de vomi informe, corrosif et toxique.
En fuyant la pensée unique, le gilet jaune a inventé la pensée gloubi-boulga.
Si Wikipédia n’avait pas de modérateur, pas d’administrateurs, cela ne ressemblerait à rien. Ah si, pardon : cela ressemblerait à la page d’un groupe Facebook de gilets jaunes.
Novembre 2018, petite ville de province, je participe à une assemblée d’environ 200 gilets jaunes. Ça avait mal commencé : les deux groupes Facebook qui se partageaient le mouvement dans la région s’accusaient mutuellement de traîtrise, de corrompre "l’esprit gilet jaune". Premier objectif de la réunion : définir nos revendications. Deux heures de discussions, sans qu’aucun consensus ne se dégage sur rien. Un mec se lève alors et dit : « Je propose qu’on arrête d’essayer de se mettre d’accord sur nos revendications ». Applaudissements nourris, motion adoptée. Deuxième sujet : les modes d’action. Une moitié défend des actions pacifiques visant à se faire aimer de la population, l’autre moitié des actions violentes et des blocages. Discussions interminables, insultes. Aucun consensus. Finalement, chacun a fait ce qu’il a voulu, les actions violentes des uns annulant l'effet positif des actions pacifiques des autres.
Les gilets jaunes pensent être d’accord entre eux car ils partagent quelques convictions : « On en a marre », « On nous prend pour des cons », « On veut vivre mieux ». L'essentiel des français se rejoignant sur ces idées profondes, on comprend le succès du mouvement à ses débuts, focalisé alors presque exclusivement autour d'une colère pro-voiture et d'une opposition générale à l'impôt (taxes sur l’essence, 80 km/h...).
Mais s’accorder sur la revendication d’une vie meilleure, ce n’est pas s’accorder pour autant sur la manière concrète d’y parvenir… Or, comment imaginer qu’un mouvement regroupant des partisans de Mélenchon, de Le Pen, quelques Verts, des anarchistes, des anti-européistes, en fait tout le spectre politique, plus tous ceux viscéralement anti-politiques, jusqu’à des admirateurs de Trump ou Poutine, puisse tomber d’accord sur des solutions concrètes ?
Après 2 ans de débats internes acharnés, les revendications faisant à peu près consensus se résument à :
1) « Macron démission ». Mais l’on se déchirerait si l’on devait se mettre d’accord sur un successeur.
2) Le « RIC en toutes matières ». Bel artifice permettant de masquer les désaccords internes et reporter les choix douloureux à plus tard, tout en donnant l’illusion que demain se construira avec l'addition des idées de tous. Mais les idées contradictoires ne s'additionnent pas, elles s'opposent : on ne peut pas à la fois fermer et ouvrir les frontières, plébisciter Netflix et combattre la 5G, avoir la force de l'euro en revenant au franc, réduire les émissions de CO2 en baissant le prix du gasoil... Il faut choisir.
Efficace le RIC ? Oui, si l'on veut bien croire qu’en votant par référendum pour ou contre chaque joueur de l’équipe de France, on gagnerait la coupe du Monde. On obtiendrait surtout une équipe incapable de jouer ensemble, qui changerait chaque semaine en fonction du match de la veille...
Le reste des revendications est un inventaire à la Prévert de bonnes intentions, d’idée floues et contradictoires... Le foisonnement d'idées contradictoires, c'est une richesse lorsqu'on se donne les moyens, l'organisation pour les trier, en tirer un consensus ou un compromis. Pas lorsqu'on se contente de les additionner sans cohérence : 1-1=0. Mélanger mille ingrédients de toutes origines dans un mixer, en y laissant aussi la merde sous prétexte que chaque point de vue se vaudrait, ne permettra jamais de faire un plat comestible.
Convergence des luttes ? En réalité, l'unique cohérence des gilets jaunes, le ciment, la seule logique de convergence avec d'autres causes, c'est « être contre ». Contre tout et éventuellement son contraire, du moment que ça puisse emmerder Macron. C’est aussi simple que ça.
Les désillusions seront cruelles lorsque tu réaliseras que si tu remplaçais les "puissants" par des gilets jaunes, le monde n'aura en rien fondamentalement changé : les mêmes quêtes de pouvoir, d’argent, de reconnaissance, de sexe continueront à gouverner le monde.
Comment ne pas te rendre compte que les individus, au sein des gilets jaunes, ne valent pas mieux – ni moins d'ailleurs –, que ceux que tu classes parmi les puissants ? Cela est amplement démontré par toutes les guerres d'égos ou de pouvoir, les insultes, les accusations, menaces, trahisons, les innombrables querelles de cagnottes, de groupes, de pages Facebook qui n'ont cessé de se déchaîner au sein du mouvement depuis sa création.
Ami gilet jaune, ton premier réflexe face à ce post, ce sera de m'insulter, puis de me traiter de pro-Macron. Ce que je ne suis pas, n'en déplaise à ta vision manichéenne du monde. Dans le monde, il y a autre chose que des pros et des antis Macron. Incroyable, non ?
C’est incroyable, mais je pense qu’il est possible d’améliorer le monde sans devenir un mouton crédule et haineux, fanatique et enragé, sans ressortir la guillotine et les bûchers, sans partager de fake news, sans se vautrer dans le complotisme de bas étage et les raccourcis à deux balles. Qu’agir pour sauver le monde d'un désastre écologique ne consiste pas à brûler des radars.
Ami gilet jaune, je t’envie parfois, mais je te déteste souvent pour avoir embourbé un mouvement populaire, sincère, dans cette bouillie idéologique destructrice et sans issue. D’utiliser autant d’énergie pour faire du sur-place.
Ami gilet jaune, tu t’es réveillé. Tu sais que notre monde est rempli d’incohérences, de faux-semblants, de chausse-trappes. Et tu es tombé dans tous les pièges, tous les panneaux, tous les raccourcis simplistes, tu as succombé aux mêmes travers que ceux que tu dénonces. Tel un adolescent voulant changer le monde, tu as sombré dans tous les extrêmes, te manipulant toi-même, te déchaînant, hystérique, contre les premiers coupables qui te sont tombés sous la main.
C'est rassurant de désigner des coupables : en personnifiant le mal, ils donnent l'illusion qu'il suffirait de les supprimer pour tout résoudre. Dans l'histoire, nous avons déjà décapités des milliers de têtes : cela nous a conduits au monde d'aujourd'hui. La folie, c'est de croire qu'en recommençant nous obtiendrions un résultat différent.
Il te reste à ouvrir encore un peu plus les yeux, à prendre du recul, à reconnecter, vraiment, ton cerveau à tes yeux ouverts. Et une fois ta colère – compréhensible, mais toujours mauvaise conseillère – passée, une fois cette rage aveuglante retombée, tu réaliseras que le monde est bien plus complexe que tu ne crois, à tel point qu’aucun groupe d’individus, même les plus puissants, ne peut prétendre contrôler réellement quoi que ce soit.
Que foncer tête baissée, œillères bien en place, sur quelques chiffons rouges (Macron, BlackRock...) ne changera rien si, dans le même temps, tu ne réalises pas que ces symboles masquent des problèmes bien plus profonds, universels, au sein desquels tu occupes toi aussi une place. Que tu fais partie du problème, et donc de la solution, tout autant que ces puissants que tu dénonces.
Qu'appeler au chaos, à la destruction, aux révolutions violentes, c'est jouer à la roulette russe. Nul ne peut prédire ce qui ressortira du chaos, mais la loi des probabilités fait qu'il est bien plus probable que ce soit pour le pire, pas pour le meilleur.
Autre vérité historique : le chaos profite aux plus forts, jamais aux plus faibles.
Ami gilet jaune, il serait temps de raccrocher ce gilet devenu un repoussoir ringard bien plus qu'un symbole de ralliement au sein d'un peuple multicolore. De quitter ce troupeau incohérent devenu impuissant. Et rejoindre des mouvements œuvrant de manière constructive : nous n'avons jamais eu autant besoin de l'énergie de tous pour construire le monde de demain.
https://www.facebook.com/sagan.eric/posts/1549453775239869
17 mins ·
Ami gilet jaune, alors que tu t'apprêtes à un nouvel acte dont le numéro n'a plus aucun sens, si ce n'est celui de démontrer une inefficacité devenue grotesque, j'ai souhaité t'adresser cette lettre.
Ami gilet jaune, j’ai longuement discuté avec toi. Et j’ai compris que tu veux, sincèrement, faire de la Terre un monde meilleur. Personne ne peut t’enlever ça.
Ami gilet jaune, je t’envie parfois de croire à ce monde simpliste que tu penses avoir découvert depuis que tu as réalisé que la société humaine n'était pas parfaite, qu'il existait quelques rares très, très riches, et beaucoup, beaucoup, de très pauvres.
Dans ton monde, les choses sont simples. La population se décompose en trois catégories bien identifiées :
1) Les gilets jaunes [synonyme : le peuple] : par définition, les citoyens éveillés, ceux qui ont « les yeux ouverts », qui ont pris la pilule rouge, à qui les arcanes de ce monde ont été révélées. Le peuple autoproclamé.
2) Les moutons, comme tu les appelles : l'essentiel de la population, esclaves bisounours manipulés se laissant docilement conduire à l’abattoir. Dès qu'ils s'éveilleront à la Vérité, grâce aux révélations éclairées des gilets jaunes visionnaires, ils rejoindront « le peuple en colère ».
3) Les « élites », « l'oligarchie », « les sachants », les « puissants », forcément alliés de la « Macronie », de la « dictature », et tous ceux qui les servent : les forces de l’ordre, les « collabos », les « lèches-bottes »...
Il y a aussi les traîtres : ceux qui ont eu l’audace de sortir une tête du troupeau jaune, de questionner en interne la cohérence, la violence, ou la crédibilité d'un mouvement relayant autant de fake news et de théories ridicules. Sans oublier les menaces de morts à l'encontre de ceux ayant eu le malheur de se proposer porte-parole, leader, ou de prendre des responsabilités significatives. Un gilet jaune n’a pas de leader. Il exècre toute hiérarchie. Mais il adore se fier à des inconnus et en faire des gourous. Et dès qu’un gourou devient trop écouté, qu’on pourrait le soupçonner de leadership, il est aussitôt honni et condamné par un nouveau gourou sorti de l’anonymat.
Comment appelle-t-on ces animaux crédules qui se déplacent en bande, sans leader, qui n’aiment pas ceux qui s'écartent du troupeau ? Des moutons ? Oui, mais tu es aussi enragé, tu mords, tu piétines, tu brûles ce qui se trouve sur le chemin de ta juste colère. Des hyènes ? Des moutons enragés ? Tu vois, non, ce n'est pas très intelligent de caricaturer les gens avec des images d'animaux.
Cette rage a atteint un tel degré que beaucoup ont débranché leur cerveau. La preuve ? Un des principaux groupes d’influence jaune actuel, regroupant plus de 200 000 membres sur Facebook, a fait le choix de s'appeler « Cerveaux non disponibles ». Quel plus bel aveu que d'assumer débrancher son cerveau pour se laisser porter par sa colère ?
En réalité, tu as fait le choix d'ouvrir ton cerveau exclusivement à ce qui va dans ton sens. Un de tes slogans : « il n’y a pas plus aveugle que celui qui refuse de voir la réalité ». Si, il y a plus aveugle : celui qui refuse de voir autre chose que SA réalité.
Beaucoup vivent désormais dans une bulle artificielle, étanche aux pensées dissidentes, un monde parallèle n’accordant de crédit qu'à ce qui provient de ce même monde, shootés aux réseaux sociaux et ne partageant que ce qui conforte leurs croyances, appelant « fake news » ce qui ne les arrange pas, et « vérité » ce qui renforce leurs convictions.
Les fanatiques religieux exploitent les mêmes constructions mentales : « Les aveugles qui refusent notre Vérité vivent dans un monde d’illusion ». Mêmes appels à une croisade purificatrice contre les mécréants, appels à la violence et au terrorisme compris.
Mêmes appels à la vengeance des martyrs, entraînant en retour de nouvelles violences, et donc de nouveaux martyrs. Cercle vicieux de la violence.
Quel filtre jaune permet de distinguer la vérité d'une « fake news » ? Si ça permet d’attaquer Macron, si c’est un masque Anonymous ou un inconnu qui s’exprime c’est probablement vrai. Si c’est BFM, ou le Monde (en langage jaune, les « merdias »), c’est probablement faux. Sauf si ça permet d’attaquer Macron. Imparable. Avec un tel filtre, on devient perméable à toutes les conneries, à toutes les manipulations.
Conséquence : peu de mouvements ont véhiculé autant de théories de complot ridicules, de raisonnements débiles, de dénonciations loufoques que celui des gilets jaunes. Florilège : FlyRider, un des « leaders » des premiers jours, annonçant qu’il détenait des informations qui allaient déclencher une guerre mondiale s’il les révélait ; la fusillade de Strasbourg, l’incendie de Notre-Dame ont été commandités par Macron afin de détourner l’attention de l’opinion des gilets jaunes ; même les attaques de drones en Arabie Saoudite par des rebelles yéménites furent dénoncées sur des groupes jaunes comme manipulées par des sbires de Macron…
Sans exagérer, toutes les théories du complot de ces deux dernières années, sans exception, ont été reprises par des gilets jaunes.
Tes comptes Facebook ou Twitter déclinent toutes les techniques issues de la propagande. C’est-à-dire exactement les mêmes techniques que celles que tu dénonces chez tes adversaires, en pire : exploitation de la peur ; fake news ; caricatures outrancières ; images et propos détournés de leur contexte ; sophismes ; slogans simplistes ; attaques gratuites sur le physique, l'origine, la sexualité ; techniques grossières d’incitation au partage (« ne pas passer devant cette vidéo sans la partager avant qu’elle ne soit censurée ») ; dénonciations haineuses (publication de photos d’opposants supposés avec appels au lynchage)…
Des méthodes de propagande n’ayant rien à envier à ce qui s’est fait de mieux – ou de pire – dans l’histoire de l’humanité.
Depuis la fin des heures glorieuses de 2018, le gilet jaune surestime systématiquement son importance et sa représentativité. Il trouve mille raisons pour justifier ou contester que seul un pourcentage infime de la population continue de s'associer à ses actions : cela ne l'empêchera jamais de s'auto-persuader qu'il représente le peuple. Il est égocentrique et paranoïaque : les complots sont forcément dirigés contre lui. Exemple du jour : si l'état interdit les déplacements à plus de 100 km, c'est pour empêcher les manifestations gilets jaunes sur Paris...
On pourrait m’objecter que, volontairement, je ne regarde que les dérapages outranciers, que j’occulte les réflexions intelligentes, respectueuses, constructives. Heureusement qu’il en existe ! Mais comme ce mouvement a fait le choix de n’avoir aucun cadre, d’accorder autant de place à la parole du premier imbécile venu qu’aux raisonnements intelligents, à la vérité qu'aux mensonges, au pacifisme qu'à la violence, puis de régurgiter le tout, le résultat est une forme de vomi informe, corrosif et toxique.
En fuyant la pensée unique, le gilet jaune a inventé la pensée gloubi-boulga.
Si Wikipédia n’avait pas de modérateur, pas d’administrateurs, cela ne ressemblerait à rien. Ah si, pardon : cela ressemblerait à la page d’un groupe Facebook de gilets jaunes.
Novembre 2018, petite ville de province, je participe à une assemblée d’environ 200 gilets jaunes. Ça avait mal commencé : les deux groupes Facebook qui se partageaient le mouvement dans la région s’accusaient mutuellement de traîtrise, de corrompre "l’esprit gilet jaune". Premier objectif de la réunion : définir nos revendications. Deux heures de discussions, sans qu’aucun consensus ne se dégage sur rien. Un mec se lève alors et dit : « Je propose qu’on arrête d’essayer de se mettre d’accord sur nos revendications ». Applaudissements nourris, motion adoptée. Deuxième sujet : les modes d’action. Une moitié défend des actions pacifiques visant à se faire aimer de la population, l’autre moitié des actions violentes et des blocages. Discussions interminables, insultes. Aucun consensus. Finalement, chacun a fait ce qu’il a voulu, les actions violentes des uns annulant l'effet positif des actions pacifiques des autres.
Les gilets jaunes pensent être d’accord entre eux car ils partagent quelques convictions : « On en a marre », « On nous prend pour des cons », « On veut vivre mieux ». L'essentiel des français se rejoignant sur ces idées profondes, on comprend le succès du mouvement à ses débuts, focalisé alors presque exclusivement autour d'une colère pro-voiture et d'une opposition générale à l'impôt (taxes sur l’essence, 80 km/h...).
Mais s’accorder sur la revendication d’une vie meilleure, ce n’est pas s’accorder pour autant sur la manière concrète d’y parvenir… Or, comment imaginer qu’un mouvement regroupant des partisans de Mélenchon, de Le Pen, quelques Verts, des anarchistes, des anti-européistes, en fait tout le spectre politique, plus tous ceux viscéralement anti-politiques, jusqu’à des admirateurs de Trump ou Poutine, puisse tomber d’accord sur des solutions concrètes ?
Après 2 ans de débats internes acharnés, les revendications faisant à peu près consensus se résument à :
1) « Macron démission ». Mais l’on se déchirerait si l’on devait se mettre d’accord sur un successeur.
2) Le « RIC en toutes matières ». Bel artifice permettant de masquer les désaccords internes et reporter les choix douloureux à plus tard, tout en donnant l’illusion que demain se construira avec l'addition des idées de tous. Mais les idées contradictoires ne s'additionnent pas, elles s'opposent : on ne peut pas à la fois fermer et ouvrir les frontières, plébisciter Netflix et combattre la 5G, avoir la force de l'euro en revenant au franc, réduire les émissions de CO2 en baissant le prix du gasoil... Il faut choisir.
Efficace le RIC ? Oui, si l'on veut bien croire qu’en votant par référendum pour ou contre chaque joueur de l’équipe de France, on gagnerait la coupe du Monde. On obtiendrait surtout une équipe incapable de jouer ensemble, qui changerait chaque semaine en fonction du match de la veille...
Le reste des revendications est un inventaire à la Prévert de bonnes intentions, d’idée floues et contradictoires... Le foisonnement d'idées contradictoires, c'est une richesse lorsqu'on se donne les moyens, l'organisation pour les trier, en tirer un consensus ou un compromis. Pas lorsqu'on se contente de les additionner sans cohérence : 1-1=0. Mélanger mille ingrédients de toutes origines dans un mixer, en y laissant aussi la merde sous prétexte que chaque point de vue se vaudrait, ne permettra jamais de faire un plat comestible.
Convergence des luttes ? En réalité, l'unique cohérence des gilets jaunes, le ciment, la seule logique de convergence avec d'autres causes, c'est « être contre ». Contre tout et éventuellement son contraire, du moment que ça puisse emmerder Macron. C’est aussi simple que ça.
Les désillusions seront cruelles lorsque tu réaliseras que si tu remplaçais les "puissants" par des gilets jaunes, le monde n'aura en rien fondamentalement changé : les mêmes quêtes de pouvoir, d’argent, de reconnaissance, de sexe continueront à gouverner le monde.
Comment ne pas te rendre compte que les individus, au sein des gilets jaunes, ne valent pas mieux – ni moins d'ailleurs –, que ceux que tu classes parmi les puissants ? Cela est amplement démontré par toutes les guerres d'égos ou de pouvoir, les insultes, les accusations, menaces, trahisons, les innombrables querelles de cagnottes, de groupes, de pages Facebook qui n'ont cessé de se déchaîner au sein du mouvement depuis sa création.
Ami gilet jaune, ton premier réflexe face à ce post, ce sera de m'insulter, puis de me traiter de pro-Macron. Ce que je ne suis pas, n'en déplaise à ta vision manichéenne du monde. Dans le monde, il y a autre chose que des pros et des antis Macron. Incroyable, non ?
C’est incroyable, mais je pense qu’il est possible d’améliorer le monde sans devenir un mouton crédule et haineux, fanatique et enragé, sans ressortir la guillotine et les bûchers, sans partager de fake news, sans se vautrer dans le complotisme de bas étage et les raccourcis à deux balles. Qu’agir pour sauver le monde d'un désastre écologique ne consiste pas à brûler des radars.
Ami gilet jaune, je t’envie parfois, mais je te déteste souvent pour avoir embourbé un mouvement populaire, sincère, dans cette bouillie idéologique destructrice et sans issue. D’utiliser autant d’énergie pour faire du sur-place.
Ami gilet jaune, tu t’es réveillé. Tu sais que notre monde est rempli d’incohérences, de faux-semblants, de chausse-trappes. Et tu es tombé dans tous les pièges, tous les panneaux, tous les raccourcis simplistes, tu as succombé aux mêmes travers que ceux que tu dénonces. Tel un adolescent voulant changer le monde, tu as sombré dans tous les extrêmes, te manipulant toi-même, te déchaînant, hystérique, contre les premiers coupables qui te sont tombés sous la main.
C'est rassurant de désigner des coupables : en personnifiant le mal, ils donnent l'illusion qu'il suffirait de les supprimer pour tout résoudre. Dans l'histoire, nous avons déjà décapités des milliers de têtes : cela nous a conduits au monde d'aujourd'hui. La folie, c'est de croire qu'en recommençant nous obtiendrions un résultat différent.
Il te reste à ouvrir encore un peu plus les yeux, à prendre du recul, à reconnecter, vraiment, ton cerveau à tes yeux ouverts. Et une fois ta colère – compréhensible, mais toujours mauvaise conseillère – passée, une fois cette rage aveuglante retombée, tu réaliseras que le monde est bien plus complexe que tu ne crois, à tel point qu’aucun groupe d’individus, même les plus puissants, ne peut prétendre contrôler réellement quoi que ce soit.
Que foncer tête baissée, œillères bien en place, sur quelques chiffons rouges (Macron, BlackRock...) ne changera rien si, dans le même temps, tu ne réalises pas que ces symboles masquent des problèmes bien plus profonds, universels, au sein desquels tu occupes toi aussi une place. Que tu fais partie du problème, et donc de la solution, tout autant que ces puissants que tu dénonces.
Qu'appeler au chaos, à la destruction, aux révolutions violentes, c'est jouer à la roulette russe. Nul ne peut prédire ce qui ressortira du chaos, mais la loi des probabilités fait qu'il est bien plus probable que ce soit pour le pire, pas pour le meilleur.
Autre vérité historique : le chaos profite aux plus forts, jamais aux plus faibles.
Ami gilet jaune, il serait temps de raccrocher ce gilet devenu un repoussoir ringard bien plus qu'un symbole de ralliement au sein d'un peuple multicolore. De quitter ce troupeau incohérent devenu impuissant. Et rejoindre des mouvements œuvrant de manière constructive : nous n'avons jamais eu autant besoin de l'énergie de tous pour construire le monde de demain.
https://www.facebook.com/sagan.eric/posts/1549453775239869
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